R&B Vous expliquez qu’il
existe, comme pour les vins, des blés de grand cru. Pouvez-vous précisez votre
pensée ?
C.V. :
Je ne suis pas assez technicien pour affirmer que telle variété est plus ceci
ou moins cela, comme on pourrait le dire avec des cépages. Je suis bien sûr
capable de citer les variétés de blé qui composent notre mélange de farine
actuel. Ainsi, nous utilisons du Rouge de Bordeaux, une ancienne variété de
blé, planté à la ferme Duroc en Seine-et-Marne. On l’appelle Rouge Duroc, car
ce blé, originaire de Bordeaux et semé sur un terroir qui n’est pas le
Bordelais, donne un goût différent de celui récolté à Bordeaux. C’est normal,
car il est l’expression de la terre, de l’ensoleillement, des précipitations,
bref d’un microclimat. Contrairement à un vigneron, je ne possède pas de
terres, je n’ai a fortiori pas semé de blé. En revanche, Roland Feuillas(2) pourrait vous dire que ses
farines sont issues de blé noir d’Irak, de Rouge de Bordeaux ou de Barbu du
Roussillon. Je demande simplement à mon meunier, Les Moulins Bourgeois, de me
trouver les variétés les plus savoureuses, les plus goûteuses, celles qui
développent le plus d’arômes. Je recherche dans mes pains la complexité
aromatique. Même si 100 % de mes farines proviennent de ces moulins, cela ne
m’empêche pas, lorsque je rencontre des agriculteurs qui cultivent d’anciennes
variétés de blé, de procéder à des essais. Il faut préciser que les Moulins
Bourgeois s’inscrivent dans une démarche consciencieuse, car non seulement ils
incitent leurs fournisseurs à travailler en bio, mais ils essayent de les
convaincre de remplacer leurs variétés de blé moderne par des variétés
anciennes. Ce n’est pas facile, car les rendements sont plus faibles, le prix
est plus élevé, mais le goût est fantastique, sans parler de la digestibilité…
R&B Pourquoi avoir opté pour les levures
plutôt que le levain ?
C.V. : Le problème du levain, c’est un peu
comme la barrique, « façon Parker ». Cela donne une expression
monolithique. Au départ, j’utilisais deux belles farines très différentes, j’ai
fait du pain au levain avec chacune d’elle, et je me suis aperçu que les deux
pains avaient le même goût. C’est certes puissant, mais sans complexité, et
avec une acidité élevée. Il ne faut pas oublier qu’historiquement l’usage du
levain était destiné à masquer les défauts de la farine. Pendant très longtemps
en effet, le blé récolté comprenait d’autres plantes que le tamisage
n’éliminait pas. Lorsque tout était écrasé, le goût avait tendance à être
dénaturé. Pour gommer ces défauts, on travaillait donc au levain, qui est une
fermentation déjà arrivée au sommet de sa courbe de maturité. D’ailleurs, si
l’on tarde trop, au bout de quelques heures, il vire à l’acide acétique, au
vinaigre. Son côté presque acide donne l’illusion qu’il a du goût, comme
lorsque vous noyez un bon foie gras dans du porto pour faire votre terrine.
Pour moi, l’expression d’une farine doit être beaucoup plus subtile. Les
quantités de levures avec lesquelles je travaille sont très faibles :
j’utilise moins de levure que tous les boulangers qui travaillent au
levain : ils ajoutent deux à trois grammes de levure par kilo de levain,
tandis que j’en utilise moins de deux grammes par kilo de farine. Comme pour le
vin, les levures sont des champignons qui appartiennent à la famille des
saccharomyces. En démarrant la fermentation avec si peu de levures, je cherche
à ce que les ferments sauvages qui sont dans la farine s’expriment. Or, trop de
levure les tue. Bien sûr, le pain lèvera quand même, mais il sera sec, n’aura
aucun goût et de surcroît sera indigeste. Alors que si vous travaillez avec une
faible dose de levure pour réveiller les levures indigènes, en leur laissant le
temps de se démultiplier, le résultat est complètement magique. C’est la même
chose pour le vin : il y a un lien
intime entre le travail de la vigne, la fermentation, ces clés que sont les
températures et le monde sauvage qui vient ensemencer, et le pain.
R&B Vos fermentations sont donc plus longues
?
C.V. : Mes fermentations sont lentes et
longues : elles durent deux jours. C’est du bon sens ; il faut
laisser faire le temps. Or, c’est un peu le drame de notre monde moderne où
l’on répète que le temps c’est de l’argent, en oubliant les principes
fondamentaux, c’est-à-dire la santé, le goût… Si l’on se précipite, il faut
avoir recours à des béquilles chimiques. Pour faire un bon pain, il faut
maîtriser la fermentation, donc la température, sa durée et la cuisson. Même
avec une bonne farine, si vous maîtrisez mal le procédé, vous n’obtiendrez
jamais un bon pain. C’est comme le vigneron qui récolte de beaux raisins, mais
qui maîtrise mal sa vinification. En plus, je développe une palette aromatique
qui est sans comparaison avec les pains au levain, ou les pains
« modernes » qui sont fabriqués en deux heures. Enfin, il existe une
étape, absente chez le vigneron, la cuisson. Une cuisson réussie, c’est un pain
avec une croûte épaisse, torréfiée mais pas brûlée. Tout l’art consiste à
obtenir ce toastage sans sécher, ni cramer le pain.
R&B Quelles solutions adoptez-vous pour
maîtriser la fermentation, que vous appelez « cette clef du goût » ?
C.V. :
La fermentation est un animal sauvage qu’on doit apprivoiser ; on ne le
maîtrise jamais complètement, mais on arrive à l’encadrer et à l’amener là où
on veut. Il ne peut y avoir de maîtrise totale, car en fonction de la météo, de
l’hygrométrie, de la température – et même à température et à hygrométrie
égales -, la farine que je vais recevoir cette semaine n’est pas tout à fait la
même que celle de la semaine dernière : elle est vivante. C’est pour cela
qu’il faut rester humble. Tout repose sur l’observation. Très vite, dès qu’on
fait couler l’eau et qu’on commence à mélanger, on voit de quelle manière la
farine boit, vite ou lentement. Est-ce que le réseau glutineux commence à se
lisser rapidement ou lentement ? Alors, on s’adapte. On prend la
température. Est-ce qu’elle correspond à la température souhaitée ou non ?
On laisse ensuite une première fermentation de cinquante minutes, qui permet de
s’assurer du bon démarrage ou non. En fonction de ces paramètres, on aménage la
recette. On fait un autre pointage, un peu plus long, un peu plus court. Tout
cela fait partie du bonheur du métier, car ce n’est jamais pareil. On a
vraiment l’impression de dialoguer avec quelque chose de vivant. Ce n’est pas
une pâte morte !
R&B Avez-vous un secret de fabrication que
vous ne pouvez dévoiler ?
C.V. : Oui, j’ai un secret de fabrication
que je ne divulgue pas. Nous avons notre recette, notre savoir-faire :
ainsi, Le Pain des amis, en l’occurrence le pain emblématique de la
maison, possède un goût que personne n’arrive à reproduire aujourd’hui. Et
c’est tant mieux, car pour moi chaque artisan doit pouvoir créer un produit
unique, singulier.
R&B Dites-m’en plus sur la farine
C.V. : J’utilise des farines vivantes. Sans
vie, il n’y a pas de goût. Je suis bien sûr résolument contre toute béquille
chimique : excès de levure, additifs, acide ascorbique, etc. Lisez par
curiosité la composition d’un sac de farine industrielle, notamment la liste
des additifs : on y met de l’anti-oxygène, sans parler de tous les
exhausteurs de goût et de toutes les poudres de perlimpinpin, juste pour
compenser le fait qu’on a détruit la vie.
R&B Vous êtes partisan d’un pétrissage court
?
C.V. : Oui, car plus vous pétrissez, plus
vous incorporez de l’air. Or, il en faut juste assez pour assurer la fermentation.
S’il y en a trop, la pâte sera oxydée. Là aussi, le parallèle avec le vin est
facile.
R&B Au cours de la panification, quels
contrôles effectuez-vous ? Sur quels ingrédients ?
C.V. : J’envoie mes différents produits -
pommes, farines… - aux laboratoires pour analyse. L’eau est filtrée - comme
pour le café ou le thé –, car si vous souhaitez un produit qui a du goût, c’est
indispensable. La filtration élimine le chlore, le calcaire, le plomb et les
métaux lourds, ce qui nous permet de réduire la dose de sel et de levure. Mais
l’eau garde ses oligo-éléments. Nous utilisons du sel de mer.
R&B Dans votre ouvrage, vous abordez les
problèmes liés au gluten
C.V. : Il existe une désinformation
dramatique autour du gluten, ce qui rend bien service à nombre d’industriels
qui lancent sur le marché des produits sans gluten. Le problème n’est pas le
gluten, puisqu’on en consomme depuis des siècles et qu’on s’en est bien porté
jusqu’ici. En fait, le problème concerne le gluten issu des blés modernes, ces
espèces de clones limite OGM qu’on nous fait ingurgiter aujourd’hui. Vous
constatez en regardant un champ de blé qu’au fil des ans, les blés sont de plus
en plus petits. Si vous regardez les peintures de moisson des siècles passés,
vous remarquerez que les blés étaient d’une hauteur équivalant à la taille d’un
homme. Plus les rendements ont augmenté, plus la taille des blés a été réduite,
car par hybridation on cherchait aussi à réduire la paille. Mécaniquement, la
molécule de gluten a grossi et, comme la durée de fermentation des pâtes s’est
réduite, ne dégradant pas suffisamment cette molécule de gluten, le pain est
devenu indigeste. Et ce n’est pas un effet de mode, c’est une
réalité. Donc, si le nombre de personnes hypersensibles au gluten
s’accroît, c’est parce que le pain, dans 99 % des cas, est fabriqué en deux
heures avec des blés modernes, il est indigeste ! Avec des farines
biologiques et des fermentations longues, il n’y a plus de problème de
digestion, ni de ballonnements, voire d’éruptions cutanées. Je le constate
régulièrement dans ma boutique avec la clientèle.
R&B Vous n’êtes pas tendre envers les
viennoiseries industrielles ?
C.V. :
85 % de la viennoiserie est fabriquée industriellement. Non seulement des
farines de m… sont utilisées, mais, sur une chaîne industrielle, le croissant
est fabriqué en deux heures, et non en 36 heures. Pour aller aussi vite,
une farine comme la nôtre ne peut pas être utilisée, car elle résiste. C’est
comme un muscle. Si vous essayer d’étaler cette farine, de la plier et de
l’étaler à nouveau, c’est impossible, ça éclate. Alors les industriels ajoutent
de l’assouplissant, comme pour la lessive. De nombreuses béquilles chimiques
vont permettre de mécaniser à outrance le processus, d’aller très vite, en
palliant également le goût insipide. Du bétacarotène, des exhausteurs de goût,
du monosodium de glutamate sont ajoutés pour donner l’illusion d’un quelconque
arôme, mais pour la santé, il s’agit de mauvais gras, de mauvais sucre – quand
ils utilisent du sucre ! –, et c’est indigeste. Le drame : il existe
une omerta totale sur ce problème. Les pouvoirs publics ne veulent pas être
dérangés, car le pain c’est sacré. On évite d’en parler ; les journalistes
sont bridés par un organisme français qui veille : l’Observatoire du pain.
En fait, ce sont les groupes de pression à la solde des industriels du pain qui
mettent tout en œuvre pour interdire toute information objective. Pour moi, il
y a un scandale sanitaire sur le pain et la viennoiserie.
R&B Faites-vous des émules ?
C.V. : Aujourd’hui, je me soucie du goût,
de la santé des consommateurs et de l’impact sur les générations futures. Mais
j’ai depuis longtemps l’impression de prêcher seul dans le désert. Cela m’est
égal, car je fais ma part du travail. Si je peux réveiller un tant soit peu les
consciences, si les consommateurs modifient un peu leurs habitudes
alimentaires, ou si des confrères boulangers se mettent à analyser leur farine,
j’aurai, comme dit Pierre Rabbi (3), fait ma part ! Ce
n’est pas énorme, mais si progressivement nous sommes plusieurs à faire la même
chose, le monde sera meilleur !
R&B Combien êtes-vous à faire un pain tel que
vous le décrivez ?
C.V. :
Déjà, parler de boulangerie artisanale ne veut plus rien dire. Je suis
incapable de vous citer un autre boulanger parisien qui travaille comme moi.
Nous sommes pour l’instant une poignée en France, mais j’espère qu’avec le
temps nous serons un peu plus nombreux. Je ne connais personne qui se pose la
question sur la composition des matières premières. Chaque fois que je
rencontre des pâtissiers de renom, que je pénètre dans leur arrière-boutique,
que je découvre leur stock de sirop de glucose et d’huile de palme et que je
leur en fais la remarque, j’ai l’impression de passer pour un fou furieux. Ils
ne me croient pas. Vous savez, les gens n’aiment pas sortir de leur zone de
confort. Tant qu’il n’y a pas une loi qui interdit l’huile de palme et le sirop
de glucose, cette usine à diabétiques proliférera. On fabrique des diabétiques
comme aux États-Unis. Le sirop de glucose est partout, dans les produits sucrés
comme salés. Malheureusement, votre foie et votre pancréas ne le reconnaissent
pas. Est-ce parce que je suis fils de médecins que j’ai plus le souci de la
santé au travers de ce que je transforme, et que j’estime avoir une
responsabilité ? Je ne peux pas fermer les yeux, sous prétexte qu’il n’y a
pas de loi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire