dimanche 11 juin 2017

THE NICE GUYS





DROR MISHANI


«Une disparition inquiétante» est un des rares romans policiers israéliens. Vous enseignez l'histoire de la littérature policière à l'université de Tel-Aviv. Pourquoi y a-t-il aussi peu d'auteurs de romans policiers en Israël?
Dror Mishani La littérature moderne israélienne demeure dévolue à la définition de l'identité nationale, espace dans lequel la fiction policière n'a pas droit de cité. Toutes velléités de traduction de la littérature policière en hébreu ont été catégoriquement rejetées d'entrée de jeu, de même que les tentatives d'écrire des romans policiers dans cette langue. Cela s'explique par le fait que la fiction policière ignore les frontières, les Etats et les religions, ce qui fait d'elle le genre le plus universel qui soit.
On trouve très peu de romans policiers écrits ou traduits en hébreu. Jusqu'à assez récemment, les traductions en hébreu des enquêtes de Sherlock Holmes ne s'adressaient qu'au public enfantin. Seuls quatre ou cinq romans de Simenon sont disponibles en hébreu à ce jour. Batya Gour a été une pionnière de la littérature policière en hébreu, et ses premiers livres n'ont pas si bien marché que cela.
Même après la publication de ma deuxième enquête du commandant Avraham, «Une possibilité de violence», et en dépit du succès qu'ont rencontré mes deux romans, je me demande encore si un policier peut vraiment être un acteur de la culture israélienne, comme Salvo Montalbano peut incarner une certaine identité italienne dans les romans d'Andrea Camilleri, ou comme Maigret peut être le vecteur de la culture française chez Simenon.
En Israël, ce sont plutôt les espions du Mossad ou les agents secrets chargés de la sécurité extérieure ou intérieure qui incarnent la fierté nationale. Les policiers israéliens soufrent d'une mauvaise image auprès de la population, peut-être parce que beaucoup d'entre eux sont séfarades et qu'ils sont méprisés par les Ashkénazes.
Mon détective Avraham n'est pas un policier particulièrement brillant : à la sortie de mon livre, certains lecteurs m'ont demandé pourquoi je n'en avais pas fait un génie à la Sherlock Holmes. Je leur ai répondu : personne ne trouverait crédible un tel personnage en raison de l'image très dégradée dont soufre la police israélienne.
Les romans policiers, comme ceux de Dashiell Hammett, de Raymond Chandler, du Suédois Henning Mankell ou du Sud-Africain Deon Meyer, sont remarquables parce qu'ils proposent un reflet de la société dans laquelle ils se déroulent. Avec «Une disparition inquiétante», quel type de société souhaitiez-vous explorer?
Je suis né et j'ai grandi à Holon, une banlieue de Tel-Aviv, et cet endroit et les gens qui y habitent n'existent pas dans la littérature israélienne parce qu'ils ne représentent aucun stéréotype national. Cette banlieue n'est pourtant pas minuscule: 200.000 personnes y vivent, principalement des gens issus des classes moyennes. Quand je lisais les classiques de la littérature israélienne, je ne parvenais jamais à me retrouver dedans. Croyez-le ou non, mais je n'ai jamais mis les pieds de ma vie dans un kibboutz. J'ai 38 ans et je suis un pur produit de la société israélienne banlieusarde.
Voilà donc ce que le roman policier peut apporter à la littérature israélienne: il peut mettre en lumière ces zones invisibles de notre société qui ne font l'objet d'aucune représentation dans la fiction. Voilà le défi que je me suis imposé à moi-même tandis que j'écrivais mon livre: un adolescent de 16 ans disparaît à Holon, et personne ne trouve cette disparition particulièrement importante. On sait dès le début qu'il n'a pas été enlevé par des Arabes. Ce drame ne soulève pas la question de l'identité nationale. Il s'agit d'une simple tragédie à l'échelle humaine.
Holon, votre quartier, a-t-il une identité communautaire ou politique, ou bien est-il également invisible de ce point de vue ?
Holon est à la fois un peu religieux et un peu séculier, un peu séfarade et un peu ashkénaze. C'est un mélange. Je n'ai pas choisi Holon parce que ce quartier représente l'«Israël du milieu», mais tout simplement parce que j'y suis né et que j'ai toujours su que j'écrirais un roman qui s'y déroulerait.
Ce qui rend Holon intéressant, c'est justement qu'on ne peut l'identifier à rien: c'est là que vivent les Israéliens tels que je les connais. Il n'y a pas beaucoup de juifs orthodoxes, et pas du tout d'Arabes. C'est une banlieue complètement juive. On y trouve davantage d'immigrés maintenant, et mon deuxième roman en parle d'ailleurs un peu, mais pour l'essentiel Holon est un morceau d'Israël débarrassé de tous les symboles qui définissent notre mythologie nationale. Ce n'est pas l'Israël que vous verrez dans les guides de tourisme.
Il y a quelques mois, j'ai rencontré Henning Mankell. Je lui ai demandé comment il a inventé le personnage de Wallander. Il m'a répondu qu'il voulait écrire un roman sur le racisme, et, puisque le racisme est un crime, il a fait ça sous la forme d'un roman policier. Voilà le genre de chose que le genre policier peut apporter à la littérature israélienne: une manière d'envisager les tensions sociales sous un angle différent. Dans mon premier livre, le racisme reste encore à l'arrière-plan, tandis que dans le deuxième l'immigration asiatique est davantage présente.
J'habite désormais à Tel-Aviv et, à cinq minutes de chez moi, il y a un quartier qui est en train de changer complètement, on se croirait dans une ville différente. Voilà pourquoi nous avons besoin du roman policier en Israël: Tel-Aviv est en train de devenir une ville cosmopolite comme Paris ou Bruxelles, une ville moderne où affluent les immigrés et où l'écart entre les riches et les pauvres se creuse sans cesse. Ce sont exactement ces problèmes dont doit traiter le roman policier.
Avraham, votre détective, est un policier un peu étrange. Il voit en chaque suspect un innocent potentiel ?
Quand j'ai commencé à écrire, je savais que ce serait la première caractéristique de ce personnage. Je donne un cours à l'université de Tel-Aviv sur l'histoire du roman policier. J'adore la fiction policière, mais il y a une chose que je n'aime guère, c'est la manière dont le détective piège les gens. A mon sens, le projet historique du roman policier revient à piéger l'humanité. Dans les romans d'Agatha Christie, on nous dit que chacune des dix personnes qui se trouvent dans une pièce peut être un assassin. C'est un aspect fascinant du roman criminel mais que je rejette.
C'est pour cela que mon détective recherche des traces d'innocence plutôt que des éléments à charge. Même si cela doit l'aveugler. J'aime cet aveuglement. Dans le deuxième roman, il est tellement traumatisé par ce qui s'est produit dans le premier qu'il fait le serment de ne plus jamais faire confiance à quiconque et de soupçonner tout le monde. Cette défiance fait de lui un meilleur policier, mais aussi un être humain moins fréquentable.
Comme beaucoup de vos confrères écrivains israéliens, êtes-vous engagé dans le camp de la paix avec les Palestiniens?
Oui, j'ai été journaliste au quotidien «Haaretz» pendant plusieurs années. J'y tenais une chronique, ce qui fait que je suis marqué à gauche, surtout à la gauche séfarade qui pense que, pour vivre en bonne intelligence avec nos voisins, il nous faudra changer certaines des composantes fondamentales de notre ADN. Nous ne sommes pas un Etat occidental: nous faisons partie du Moyen-Orient. Ma famille en est originaire: mon grand-père venait d'Alep et adorait cette ville, et ma grand-mère est née à Beyrouth, et ils se sont installés à Jérusalem.
Pour vivre en paix avec nos voisins, nous devrons non seulement faire un geste envers les Palestiniens, arrêter les colonies, mais surtout changer la manière dont nous nous percevons: nous ne sommes pas européens, nous ne pouvons pas l'être et nous ne devrions pas l'être si nous voulons avoir notre place dans cette région. En ce moment, il y a une tentative en Israël pour remplacer le terme «séfarade» par l'expression «juif arabe», et ça me plaît.
http://bibliobs.nouvelobs.com/polar/20140411.OBS3610/dror-mishani-israel-n-est-pas-un-etat-occidental.html